🖊 DĂ©confiture

Beaucoup de jeux de mots ces derniers mois, mauvais souvent, le mien y compris.

Je suis tentĂ©e d’ajouter mon gravillon Ă  l’édifice des analyses construites sur les ruines de notre monde. Le ton est donnĂ©, il y aura ni joie ni espoir dans mes mots, les lecteurs qui arriveraient ici par le pur fruit du hasard sont avertis. Welcome !

“L’art de perdre”. Le titre du livre d’Alice Zeniter (ce roman n’ayant rien Ă  voir, par ailleurs, avec le texte qui suit), m’avait plu, avait rĂ©sonnĂ© Ă  mon esprit comme une Ă©vidence et mon choix s’était rĂ©solument portĂ© sur lui. L’art de perdre.

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On ne parle pas assez je trouve des efforts considĂ©rables que demande l’échec, du temps consacrĂ© Ă  la dĂ©construction.

Pour arriver Ă  l’expĂ©rience du covid 19, qui ressemble fort Ă  l’annonce d’un anĂ©antissement total, nous avons tous fait d’immenses efforts, depuis longtemps. Nous avons contribuĂ©, chacun, Ă  notre Ă©chelle, Ă  un systĂšme d’une redoutable efficacitĂ©; Ă  la construction d'une arme tournĂ©e contre nous. Un truc homemade, gigantesque, et qui n‘a d’équivalent, en terme de complexitĂ©, que les moyens de l’annihiler.

Pendant le confinement j’ai fabriquĂ© mon pain, une fois. Je n’ai rien dĂ©couvert d’insoupçonnĂ© en moi-mĂȘme ni faiblesse ni force karmaĂŻque. J’ai vĂ©cu la sensation glaçante et palpitante d’ĂȘtre dans une sĂ©rie Netflix. Enfin un film dans lequel je jouerai. J’ai appris deux noms d’oiseaux autres que “pigeon”, vu 23 lapins, et aimĂ© l’incertitude aussi longtemps qu’elle ne me conduirait pas Ă  un lit d’hĂŽpital. J’ai Ă©tĂ© une institutrice sadique, une femme de mĂ©nage revĂȘche, une mĂšre et une femme cyclothymique. Je me suis aussi rĂ©jouie de trouver dans cette crise des raisons trĂšs lĂ©gitimes de ne pas ĂȘtre une business woman accomplie. J’ai senti, embrassĂ©, avec aviditĂ© la peau de mes enfants; j’ai Ă©prouvĂ© une empathie lointaine et soutenue pour ceux qui souffrent. Au fil des semaines j’ai de moins en moins lu les rĂ©cits poignants de ceux qui mouraient seuls, stupĂ©faits et impuissants de ces derniers moment Ă  vivre, sans un visage connu, sans la chaleur d’une peau aimĂ© contre la leur, sans une voix familiĂšre Ă  leurs oreilles.

Beaucoup de spĂ©cialistes nous expliquent les origines de ce dĂ©sastre. Le scĂ©nario Ă©voquĂ© est impitoyable, la fin annoncĂ©e lointaine, mais implacable. On peut acheter ou promouvoir des articles recyclĂ©s ou Ă©co-responsables, comme ici sur ce site, mĂ©diter et tenter de reconstituer l’univers et l’harmonie en soi, autour de nous le dĂ©sordre et l’effondrement perdurent. Au delĂ  des tapis de yoga et des murs des biocop, au delĂ  nos frontiĂšres et dans nos villes Ă  prĂ©sent, sous des tentes crasseuses, de la part d’une foule de plus en plus nombreuse, c’est un cri qu'on entend et non plus une plainte.

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Alors moi aussi, selon l’humeur, je m’indigne ou me “Houellebecquise”. Le chic du cynisme distanciĂ© fait toujours mouche. Chacun son tour s’accuse de dĂ©ni ou de phobie, chacun se targue de clairvoyance. Au milieu de ce brouhaha j’entend la contestation systĂ©matique, l’immobilisme Ă©clairĂ©, le complotisme Ă  tout crins, l’anti-morale moralisatrice, les veux pieux redondants. Le spectacle est bruyant et immobile.

Alors que fait-on en attendant la fin ? Cette question, trĂšs gaie, se pose en gĂ©nĂ©ral bien sĂ»r, mais elle aparaĂźt plus souvent en ce moment. Moi je ne fais pas grand chose, j'embrasse plus longtemps, je pense Ă  ce qui m’importe, me paraĂźt importer, et Ă  ce qui me fait plaisir, comme Ă©crire, juste ici.

Constance Lacorne